A l'heure où de joyeux lurons
dansent comme des cons sur Happy de Pharrell Williams dans les rues de nos belles villes françaises qui la nuit
venue n'ont plus rien d' « happy » – des corps qui gisent par
terre, les clodos comme on les appelle qui dorment sur les trottoirs ou sous
les ponts, et dont tout le monde se fout –, le Front National est arrivé
premier dans notre pays aux dernières élections européennes avec plus de 25%.
Cette montée sourde mais sûre du fascisme, je n'y croyais pas pour ainsi dire,
mais là j'ai peur, et apparemment ça n'a pas l'air d'inquiéter les bons gens.
Que faire ? Pleurer ? Avoir honte ? Les deux pour ma part, mais
je préfère jeter mes larmes au tri sélectif, prendre une douche pour retirer la
souillure, et me replonger dans l'album J'accuse de Damien Saez, sixième
opus studio de l'artiste sorti en 2010.
Avec un son beaucoup plus rock
et des paroles davantage crues et révoltées (oui, encore plus révoltées), ce
disque a créé une véritable scission dans son œuvre, amenant de nouvelles
personnes, dont moi, à se pencher sur son éclectique et prodigieux travail de
composition débuté il y a 15 ans déjà. La censure publicitaire de l'affichage
de J'accuse dans les couloirs des métros et dans les rues
avait également fait beaucoup parlé de l'album. En effet, certaines personnes
et notamment certaines pro-féministes se sont insurgés contre la photo
illustrative jugée dégradante pour l'image de la femme – la photo présente une
femme nue en talons aiguilles dans un caddie –
alors que celle-ci cherche à montrer tout le contraire. En effet, elle
défend le sexe féminin en le symbolisant comme un objet de fantasme et jetable
utilisé pour faire vivre le marketing, fustigeant dans une sphère plus large
notre société de consommation. L'auteur cite dans une interview accordé à
Europe 1 : « J'ai honte
pour ces gens, honte pour mon pays, honte pour ce qu'il est devenu, honte pour
cette auto-censure que la société s'inflige à chaque fois qu'elle
ouvre sa bouche ».
Le titre de l'album, vous l'aurez deviné, rend hommage à la
lettre ouverte qu’Émile Zola avait écrite le 13 janvier 1898 au président de la
République en place à cette époque, Félix Faure, au cours de l'affaire Dreyfus.
Allez, retour sur ces 14 poèmes musicaux haut en verbe et en
couleurs pourpres, avec des extraits de paroles pour chacun d'entre eux. Ces
textes me font encore vibrer l'âme quand la mélancolie de voir ma république
partir en vrille pointe le bout de son nez.
Le recueil enragé commence par Les Anarchitectures,
texte pamphlétaire vivant seulement de la voix de Saez et qui donne le
ton : « c'est fini le temps des instruits / le temps des
populaires aussi / fini le temps des littéraires / au-dessus des comptes
bancaires ». La deuxième piste Pilule donne véritablement le
rythme et commence très fort : « je me lève et je prends des
pilules pour dormir / je prends le métro dans la meute je rêve de partir ».
Ce texte parle des gens qui, comme vous et moi, font
lexo/boulot/métro/lexo/dodo sans rien avoir en retour, si ce n'est un triste
chèque en fin de mois. C'est très punchy à la limite du slam agressif – comme
sur la moitié des titres présents sur le disque –, avec une dominante de basse
et de batterie et par moment de la bonne guitare pour donner de l'impulsion.
Derrière, Cigarette suit le cours, dénonçant toujours
l'ultra-capitalisme et l’absence de réflexion de notre jeunesse sur notre
monde, puis une césure arrive, partant sur la cigarette, son interdiction dans
les bars, sa nocivité avérée mais qui fait quand même du bien dans la peine,
faisant parallèlement et sûrement la métaphore d'une femme peut-être dangereuse
pour le cœur mais compagne l'accompagnant dans la vie qu'il ne peut gérer seul.
Quatrième piste, Des P'tits Sous, référence aux p'tits trous de
Gainsbourg, dénonce une nouvelle fois le fric roi et défend l'ouvrier
esclave : « des p'tits qui font grossir les gros / qui rendent les
p'tits toujours plus p'tits / pour que le p'tit n'ait d'autres choix / pauvre
de lui que d'faire des p'tits / oui oui ». Pas le temps de souffler, Sonnez
Tocsin dans les campagnes déboule. Hymne à la révolution, cette chanson,
alimenté par des guitares saturées tout du long, nous donne l'envie de prendre
les fourches et d'aller combattre les grands exploitants de cette Terre :
« Aux armes citoyens des pleurs / quoi te dire d'autre qu'il est
l'heure / de libérer les horizons / des contingents de nos armées / devant
l'avenir enfin / pour un meilleur au bout du poing ». Sixième piste, J'accuse,
chanson promotionnelle, fait preuve des pantins que nous sommes à suivre les
routes que l'on nous a tracées sans jamais chercher à comprendre pourquoi nous
agissons de la sorte. Damien l'accuse parfaitement avec son « oh non
l'homme descend pas du singe / il descend plutôt du mouton ».
Petit break romantique de la septième à la neuvième plage, où
l'auteur parle de son amour perdu dans Lula qu'il
recherche partout, dans tous les troquets, tous les rads de province,
tous les trous à rats ou encore les endroits branchés. S'enchaîne
Regarder les Filles Pleurer, track qui traque toutes les filles « qu'elles
soient de Bizance ou de Syracuse / de Belgrade qu'elles soient de celles
qui ne pleurent plus (…) qu'elles soient paysannes ou fille
de ministre / ouvrière éperdue dans la fourmilière ». La
neuvième est une compo sans paroles à l'atmosphère ecclésiastique qui suit
l'histoire de la dernière chanson énoncée et qui s'intitule sobrement Regarder les Filles Pleurer Thème.
Mais Saez n'en a pas fini avec sa révolte qu'il porte avec
fougue et ça se ressent au profond de ses cordes vocales suaves. Dans Les
Cours des Lycées, qui commence doucement à la batterie, il parle une
nouvelle fois de cette jeunesse triste qui n'a plus de rêves, plus de luttes,
plus d'horizons, pas de but, mis à part être le plus fringuant, l'apparat en
ligne de mire : « sûr au pays des teenagers / c'est du Gucci
c'est du goût d'chiottes / malheur à qui parle du cœur / c'est
pas la mode à nos époques / qui coule à flot dans les familles / dans
le commerce du textile / il faudra gagner de l'argent ».
Onzième poème mélancolique parfumé à la clé de sol, Les Printemps, l'auteur/compositeur/interprète
se moque mais avec une grande amertume de nos petites vies vides et bien
rangées qui défilent sans qu'on ait le temps de vivre pleinement. Dans
cette chanson, y'a quelque chose de positif tout en restant dans le
négatif (la force de Saez) : « tu sais moi je vois des printemps / à
chaque môme qui crie sa rage / à chaque bagnole qu'on brûle / à
chaque mot tendre qu'on dit ».
Marguerite et On A Tous Une Lula et Tricycle Jaune, respectivement
douzième et treizième morceau, sont chacune des ballades teintées de termes
forts et assez déglingués, qui chez certains artistes pourraient sonner faux
mais qui chez Saez sonne tendre poésie : « Marguerite elle est
belle comme un accident d'bagnole / comme un poids lourd qui a plus les
freins ». On A Tous Une Lula est la plus enjouée de ces deux
chansons voyage, et même de l'opus tout entier, avec une guitare acoustique
pleine de vie qui nous tient en haleine jusqu'à la fin et nous fait nuage blanc
dans un ciel bleu azur. Quelques vers bien-entendu pour celle-ci :
« sur mon tricycle en roues arrières / j'me barre de l'aut' côté
d'la Terre / aller m'fumer une cigarette / est-ce que t'aurais
des allumettes / pour foutre le feu à leur pays / des molotofs
est-ce que ça t'dit / mais dis-moi est-ce que tu sais / est-ce
qu'on va tous au paradis ? ». Tricycle Jaune, the last
one, s'apparente à une comptine et vient clore avec douceur cet album engagé et
survolté : « quand l’apocalypse sonnera la fin / que le
trafic sera bloqué au péage / y en aura un que tu verras passer au péage
/ ce sera le tricycle jaune.
Sur J'accuse, Damien Saez est un fortiche de la
dualité, du mélange du bonheur et de la douleur, de la candeur et de la
fracasse, du noir et du blanc sans jamais de teintes grisâtres. Pour moi, dans
les décennies à venir, ou même peut-être avant, il sera reconnu comme l'un des
plus grands poètes français, comme le sont Villon, Desbordes-Valmore, Hugo,
Baudelaire, Verlaine, ou bien Rimbaud pour ne citer qu'eux, avec en plus un
talent d’orchestration indéniable.
Pour conclure, cet œuvre très rock’n’roll et par moment
enchanteresse est un des meilleurs remèdes contre toutes les montées fiévreuses
de fascisme et du monde fou dans lequel nous vivons. Un album sans fausse note,
à mon sens époustouflant et entier, tout comme l’homme qui l’a composé. A
écouter et à méditer.
« salut à toi mon étoile au loin
l'illuminé de nos chemins
s'éclairera bientôt je sais
si l'on n'en perd pas le parfum
vigilance à tous nos esprits
et feu de tous les journalismes
puisque toujours il faut combattre
des nouveaux temples
les fascismes »
Marc C.