C’était toujours la même impression.
Quand le concert allait démarrer, la salle plongée dans le noir et les cris
du public qui s’impatiente. Le rideau qui bouge, les fils partout sur lesquels
il ne faut pas trébucher. Marcher comme un somnambule des loges jusqu’au
backstage, croiser des techniciens mal rasés et occupés, quelques visages
connus et des parasites, se préparer à entrer sur scène, tout donner, en
ressortir avec la sensation que tout n’avait duré qu’un souffle. Une fraction
de seconde. Un instant multicolore et chaviré, une fraction du temps dont on ne
retient que des éclats issus d’un kaléidoscope fou. Une plongée vibrante dans
une piscine de bruit et de couleurs, qu’il effectuait en apnée depuis presque
40 ans.
En 1977, il y avait eu l’énergie punk, la rage et les petits moyens. Il y avait
eu l’album « Entertainment! » en 1979, les chansons brillantes, le
petit scandale de « I Love A Man in Uniform » en 1982. Et puis tous les
changements dans le groupe, les départs et les rancœurs, la traversée du
désert, la poudre, les années 90’s pleines de trous, les cachets maigres et les
impôts en retard.
Mais c’était toujours la même impression.
Les spots allaient s’allumer, les guitares cracher-miauler, les amplis
faire leur boulot et les synthés éjecter leurs sons torturés. Le public qui
applaudit, les sifflets et les « encore ». Les chansons nouvelles et
les anciennes déroulées dans les setlists qu’il écrivait à la main, en capitales
soignées toujours, une heure avant le concert, puis les donner aux
musiciens.
Un morceau de gloire, des instants lumineux et des gouffres amers, Andy
Gill avait vécu tout cela et plus encore. Toujours debout à la proue de son
navire insubmersible, son groupe différent des autres, son Gang of Four, comme
la « bande des quatre », dirigeants chinois liés à la terrifiante
Révolution culturelle, arrêtés en 1976... mais qui se souvient de tout ça ?
En 2015, il revenait avec un nouvel album à facettes, au son léché et plein
de fulgurances, truffé de belles participations et de voix alliées. La belle
Allison Mosshart, les musiciens doués, des textes travaillés.
Des chansons polychromes et tranchantes, fortes et puissantes. Avec ironie
il l’avait intitulé « What Happens Next », et il avait pensé
justement «… and we don’t care ». Parce qu’il savait déjà que ce ne
serait jamais fini.
C’était toujours la même impression.
La nuit, la tension, l’adrénaline qui monte dans les artères. La cigarette
allumée et jetée aussitôt, les sourires un peu crispés et les derniers sms pour
faire croire qu’on est cool. Y-a –t il un seul bon mot pour définir le
contraire de relax ?
Le rideau qui allait s’ouvrir à Londres, à Boston ou à Paris. L’intro de « Natural’s
Not In It » qui allait retentir aussi coupante qu’un rasoir et l’instant d’après
ou presque il serait dans sa loge, après le rappel.
« A quoi ça sert ce putain de cirque ? », lui avait un jour
demandé un journaliste un peu en colère (parce qu’il était arrivé en retard ?).
Il ne savait pas, il ne cherchait pas à savoir, mais ce dont il était certain
c’est que dans quelques soirs son cœur battrait encore très fort, attendant
backstage l’éclat de lampe torche lui signifiant qu’il pouvait entrer en scène.
Il n’y avait rien d’autre à ajouter.
Jérôme"Ether" V.