Le Ship of Fools était plein comme un œuf.
Mais dans le pub de Patrick O’Riordan,
les mines étaient grises et les mâchoires serrées. Tous connaissaient la
nouvelle, sur les docks, dans les ateliers et dans les rues battues par une
pluie rageuse.
L’usine allait fermer, aujourd’hui était encore « the worst day since
yesterday », ainsi que le répétait tous les jours le vieux Flannagan.
Toujours accoudé au bout du bar, il descendait ses Guinness avec la rigueur d’un
métronome et marmonnait par à -coups quelques phrases du bout de ses chicots
pourris, mais personne n’ignorait que la sagesse parlait à travers ce vieux
bonhomme.
L’usine allait fermer, il faudrait encore se battre, manifester contre les
patrons de Londres ou d’ailleurs, brûler des pneus et casser des vitres pour
obtenir quelques billets… et après partir ou pourrir sur place, dans cette ville
sans travail, sans avenir. Qui voulait encore construire des navires dans un
port plus haut que l’Equateur ?
Dans le pub à peine éclairé, ils étaient tous serrés les uns contre les
autres, sentant le chien mouillé, buvant en silence. Ils étaient tous venus là,
frappés par la nouvelle du jour, sentant qu’ils devaient être ensemble dans ce
moment grave.
Le vent battait les carreaux, la mer
apportait une des ces tempêtes d’automne qui fait baisser la tête et grincer
les dents. Personne ne voulait croiser le Dullahan, cette fée aux pouvoirs
étranges, qui semblait s’être alliée aux banquiers sans âme pour faire disparaître
l’espoir dans la vieille ville.
“Beer, beer, beer !”, cria soudain Johnny O’Connell, « tant qu’à
être tous virés, faisons un peu de bruit avant ! ».
Shane Fearnley jeta une poignée de billets sur le comptoir en s’exclamant : «
c’est ma tournée ! » et les visages se déridèrent soudain. Paul Mc
Loone renchérit en beuglant « et la mienne est à suivre, f***g hell ! ».
Les verres se remplirent et se vidèrent en un tourbillon sonore et frénétique.
Andrew Nally se propulsa derrière le bar et alluma la chaîne hi-fi, un peu
collante mais encore en état de marche. Un vieux CD des Pogues traînait là,
mais il préféra celui des Flogging Molly , Float, et choisit directement le
titre éponyme, que tous connaissaient par cœur.
Ils entonnèrent en chœur et avec chaleur le premier couplet :
drank away the rest of the day
wonder what my liver'd say
drink, that’s all you can
blackened days with their bigger gales
blow in your parlor to discuss the day
listen, that's all you can
wonder what my liver'd say
drink, that’s all you can
blackened days with their bigger gales
blow in your parlor to discuss the day
listen, that's all you can
Le pub tout entier était maintenant éclairé comme un remorqueur à la parade, et
tout trembla quand le refrain démarra :
ah but don't, no don't sink the boat
that you built, you built to keep afloat
that you built, you built to keep afloat
…car ils savaient tous que plus jamais un bateau ne serait construit dans
leur usine, que le chantier tomberait en ruine et pourrirait dans la rouille,
une fois les outils vendus au plus offrant. Mais qu’importe, ce qu’ils avaient
fait, ils l’avaient bien fait et ça personne ne leur enlèverait. Les coques en
acier qu’ils avaient façonnées, soudées, taillées dans le métal lourd, ces
navires fendaient les mers et parcouraient le monde. Ho, capitaine, pense à
nous, n’oublie pas qui a jeté cette coque à l’eau pour que tu puisses voguer
sans trembler.
Ils finirent tous debout sur les tables, hurlant les derniers vers, se tenant
par les bras, unis et déchaînés.
a ripe old age
that's what I am
a ripe old age
just doin' the best I can
that's what I am
a ripe old age
just doin' the best I can
Andrew Nally appuya sur repeat et la chanson redémarra, ainsi qu’une autre
tournée. Et encore une autre tournée.
Quand le jour se leva, ils sortirent se soutenant les uns les autres, ne
marchant pas bien droit et clignèrent des yeux sous le pâle soleil de septembre ;
le vent était tombé, un peu de ciel bleu leur redonna le moral.
Le combat allait commencer, et même perdu d’avance, ils allaient le mener
avec rage.
Jérôme"Ole song" V.