Là, tout de suite, sans délai et sans
retard. Accélération incontrôlée d’une ivresse générale et joyeuse, partie en
vrille aigue. Tout semble brusquement devenu urgent, fou, ourlé d’impatience et
de fébrilité. Beaucoup sont montés sur une table, nous trépignons en cadence.
Chants guerriers repris en chœur. Et la musique est forte, vraiment forte. Ce morceau
passe pour la quatrième fois, quand même. Dans ce restaurant, il est clair que
nous occupons tout, de pleins et de déliés. Les serviettes des convives volent
en l’air, des verres sont vidés sur des chemises et de bouteilles entament des
trajectoires incontrôlées. Des os de poulets morts réapprennent à voler.
J’aperçois
l’un d’entre nous suspendu au lustre central. Une fois, deux fois, hésitation,
plâtre qui coule du plafond…et cela cède en un vacarme qui s’ajoute au vacarme.
Vexé, l’acrobate se redresse d’un bond au milieu des cristaux brisés, il
arrache une nappe pour s’en faire une cape d’opérette : il part en
courant, faisant chuter d’autres convives. Chaises à l’envers. Tout le monde
hurle ou déclame, désormais. Les lumières vacillent, des ampoules viennent de
claquer avec des chtaks secs comme du vin blanc, arrosées de gerbes bordeaux.
Soudain,
les invités du Sud décident de simuler une mêlée ouverte dans l’entrée, mais
ils s’écroulent tous en un paquet de jambes et de bras hilares. Ceux du Nord
ont décidé de démarrer une gigue chenillée, mais se sont bandé les yeux avec
des serviettes et ils se cognent aux tables surchargées d’une fin de banquet ;
des plats chutent et des verres sont fracassés. Quand à moi, je vais recevoir
la facture et la valider, alors je trouve une bouteille de champagne épargnée,
en fait sauter le bouchon avant de m’en servir un plein verre à bière à boire
illico-cul-sec. Un trublion agité me la chipe et la finit avec frénésie.
Mes
yeux qui voient déjà double se mettent à pleurer de joie. Rire frénétique. Le
sol est glissant, les fenêtres sont grandes ouvertes, la pluie s’y engouffre et
les tapis sont trempés. La musique est très forte, qui donc a mis le volume sur
« max » ? Les cuisiniers se sont barricadés de l’intérieur. Les
serveurs se sont enfuis après le dessert, la cave a été pillée et le patron est
enfermé dans un placard à balais. Il cogne contre la porte comme un forcené :
un type de chez nous, bien trop gros et trop rouge, ouvre cette porte, lui
jette au visage le reste d’un saladier de crème anglaise constellé de mégots de
cigare et la referme aussitôt. Penser à envoyer un mot d’excuse, signé du Commandant.
Le tonnerre gronde dehors, une tempête de chien passe sur la ville à ce moment
précis. Plus un rat dans les rues, personne ne doit dormir à trois pâtés de
maisons à la ronde.
Encore quelques minutes et nous
allons sortir d’ici-pour ceux qui tiennent encore debout- Telle une comète,
notre explosion laissera quelques cailloux ronflants derrière elle.
Mais qu’importe, la musique est
forte, très forte, le vent souffle et la pluie rafraîchira nos visages. En
avant : en nous tenant par les épaules chantons et bougeons de ce bouge !
Comme un seul homme nous
envahirons une ou deux tavernes du port et demain, à l’appel, les regards seront
vitreux, les mains moites, les gorges desséchées.
Qui s’en soucie ? La nuit est
belle, notre jeunesse est invincible.