Certains jours, tout est lourd et poisseux. Parfois, coincé dans votre
voiture d’occasion, vous écoutez les nouvelles qui tournent en une sinistre
boucle et vous avez soudain envie de crier d’une voix aigue, à la limite de l’insoutenable :
- « L’Ukraine ? Mais je m’en contrefous ! Leur football
gluant ? Mais pitié ! Lâchez-nous au moins 24h00, bande de tafiolles
en short surpayées et qui se roulent dans l’herbe grasse en chouinant au
premier mini bobo ! Les comiques au pouvoir ? Disparaissez dans un
trou à rats, votre haleine putride de corruption généralisée nous empêche de
respirer et vos mimiques ridicules ne trompent même pas vos courtisans
serviles ! Et ce putain de trafic ! Mais nom de nom, pourquoi ces
gens moches et gras existent-ils seulement, me bloquant par leur présence, dans
leurs voitures entassées sur les 15 prochains kilomètres qui me séparent d’un
travail minable dans une multinationale qui va me licencier dans un avenir si
proche ?? »
Et de rajouter, furieux et dépenaillé, la bave tiède aux lèvres et les yeux
fous :
-« Pourquoi donc ce monde vieillissant est-il rempli de terroristes
hagards, de dévots décérébrés, de guerriers assoiffés de sang, de machos
venimeux et de femelles jalouses ? Pourquoi l’Education Nationale est-elle
sabrée au sang par des irresponsables pantouflards et rugueux, vengeurs et
bornés ? Et pourquoi notre grande civilisation autrefois si noble et fière
se laisse–t-elle fouler par les pieds fourchus et crapoteux d’une finance
paranoïaque, sans âme, numérisée et suicidaire ? Oui, Pourquoi ?"
Une fois que vous avez dit cela, vous n’êtes pas plus avancé. Votre voiture
est toujours une voiture d’occasion, et vous, dans un embouteillage…
Le CAC 40
vous a peut être déjà licencié. Vous finirez muté en Ukraine, pour éduquer en
vain une faction islamiste de métallurgistes butés, dont la seule distraction
est la contemplation béate de matches de football de la ligue 3 locale ?
Et l’embouteillage s’est solidifié, comme le cœur froid d’un ordinateur capable
de procéder à des millions d’opérations boursières par fraction de seconde.
Alors, épuisé et livide, vous entendez soudain la chanson de LONDON
GRAMMAR, Wasting My Young Years.
Le ciel nuageux se troue d’une clarté aveuglante. Votre gorge est serrée mais
chaude, et il vous semble à présent peser un cinquième de votre masse. Vos mains
vous semblent fraîches sur le volant, un albatros rose vous frôle et vous fait
un clin d’œil. Il vous paraît étrangement possible d’envisager maintenant l’existence
d’un être suprême, omnipotent et bon, tolérant et chaleureux. Il n’y a plus de
bouchon sur la route, il n’y d’ailleurs plus de route, votre véhicule immaculé
glisse dans les courbes de nuages fanfrelucheux avec la grâce de Pégase qui
approche de l’Olympe.
Il n’ ya plus de « pourquoi » mais uniquement ces réponses
évidentes, lumineuses et candides que vous possédiez depuis l’âge de sept ans,
quand vous compreniez le langage des arbres, des petits crabes de la plage et
des bonshommes en Lego. Soudain, l’Ukraine n’est plus qu’une vilaine tache rose
sur la carte de Géographie, au mur d’une classe de CP et c’est Madame Claire,
votre si blonde et si belle institutrice de l’époque qui vous apparaît en
lévitation et nimbée d’une lumière dorée, chantant doucement cette musique céleste.
Elle sait tout et aussi que vous travaillez toujours très bien en dessin. Ses
mains douces se tendent vers vous, la gauche contenant un bon point pour vous
récompenser du joli coloriage que vous avez réussi à finir, la langue pendante
et le poignet bien droit.
Certains jours finissent mieux que d’autres.